← Voir tous les articlesJulien LefebvreJulien Lefebvre - 31 oct. 2025

Sortir de la logique de Feature Factory pour renouer avec la création de valeur

Introduction : le piège de la production sans impact

Reconnaissez-vous cette situation ?

  • Votre backlog est prêt pour les 12 prochains mois.
  • L'équipe bat des records de vélocité.
  • Vous venez d'annoncer 30 nouvelles fonctionnalités au comité de direction.
  • Toutes les métriques sont au vert.

Et pourtant...

Pendant que vous comptez vos fonctionnalités, vos clients comptent leurs frustrations. Les indicateurs business baissent depuis plusieurs mois. Les tickets de support s'accumulent. Les commerciaux n'osent plus revenir voir leurs clients après la vente.

Le problème : Vous optimisez la machine à livrer, pas l'impact généré. Vous mesurez l'activité, pas le changement dans la vie des utilisateurs.

Bienvenue dans l'usine à fonctionnalités. Un endroit où la production devient une fin en soi, où le rythme masque le vide, où l'on confond mouvement et progrès. Ce modèle ne fait pas que gaspiller des ressources, il détruit activement la valeur à long terme.

Cet article pose un diagnostic clair et propose une alternative concrète  : passer d'une culture de production à une culture d'impact. Où chaque ligne de code répond à une seule question : quelle valeur créons-nous vraiment ?

Cet article s'appuie sur l'interview exclusive de Nicolas Cappello, co-fondateur d’IKKI League et expert en transformation produit, réalisée lors de l'Agile Tour Montpellier 2025. Retrouvez l'intégralité de cette interview vidéo pour découvrir ses conseils concrets et ses retours d'expérience terrain.

📺 Format vidéo disponible :

Les 3 signaux de l'usine à fonctionnalités

Savoir reconnaître les symptômes est crucial. Ces signaux, souvent pris pour des indicateurs de bonne santé, sont en réalité des alertes rouges.

Signal #1 : le backlog interminable

Votre backlog est planifié sur 6 mois ? 1 an ? 2 ans ?

C'est le premier signal. Prétendre savoir ce qu'on développera dans un an est une illusion dangereuse. Le marché change. Les besoins évoluent. Les utilisateurs découvrent de nouveaux usages.

Un backlog figé transforme l'équipe en simple exécutante. Plus de place pour découvrir, apprendre, pivoter. Juste dérouler un plan qui sera obsolète avant même d'être terminé.

Signal #2 : l'obsession de la vélocité

"On a fait 47 points ce sprint !"

Super. Mais qu'avez-vous résolu pour le client ?

Quand les équipes ne parlent que de vélocité et de points, elles ont perdu le fil. Elles optimisent la vitesse de la machine, pas la valeur produite. Elles savent dire "combien" et "comment", mais plus "pourquoi".

La performance technique a remplacé l'impact réel. L'équipe court vite, mais dans quelle direction ?

Signal #3 : le management qui compte les fonctionnalités

"On a sorti 30 fonctionnalités ce trimestre !"

Quand un manager célèbre le nombre de fonctionnalités livrées, c'est le symptôme final. L'organisation regarde la machine, pas ce qu'elle produit. Le succès se mesure en volume de travail, pas en problèmes résolus.

Cette fierté comptable révèle une déconnexion profonde avec la réalité du terrain. On optimise pour l'interne, pas pour le client.

Ces trois signaux ne sont pas anodins. Ils sont les piliers d'un système qui génère des coûts massifs, souvent invisibles à court terme.

Les coûts cachés de l'usine à fonctionnalités

L'usine à fonctionnalités ne fait pas que gaspiller des ressources. Elle érode trois capitaux essentiels de l'entreprise.

La confiance client qui s'effrite

Les bugs s'accumulent dans le backlog. "Pas critiques", dit-on. Mais chaque bug est un caillou dans la chaussure du client.

L'entreprise priorise la prochaine nouveauté plutôt que de corriger les problèmes existants. Message implicite au client : tes frustrations quotidiennes ne sont pas notre priorité.

Résultat : "La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres."

Chaque fonctionnalité inutile, chaque bug ignoré, c'est une goutte de confiance perdue. Jusqu'au jour où le réservoir est vide.

Les mines d'or ignorées

Les tickets du support ? Des "problèmes à gérer".

Les retours des commerciaux ? "Ils ne comprennent pas la technique."

Les bugs remontés ? "On verra plus tard."

Pourtant, ces sources sont des mines d'or. Les clients qui appellent le support sont des gens qui font l'effort de vous dire ce qui ne va pas. Ils vous offrent leur temps et leur frustration. C'est un cadeau inestimable.

Les commerciaux jouent leur crédibilité sur vos promesses. Quand le produit ne suit pas, c'est leur confiance qui s'érode. Les exclure après la vente, c'est se couper d'une source de vérité terrain.

Traiter ces retours comme des nuisances, c'est développer à l'aveugle. C'est créer des solutions à des problèmes imaginaires pendant que les vrais problèmes s'accumulent.

Le désengagement des équipes

"Vas-y Roger, déroule le backlog."

Personne n'a choisi ce métier pour devenir un robot. Les développeurs, designers, product owners sont entrés dans le numérique pour créer, résoudre, impacter. À leur échelle, changer le monde.

Les réduire à des exécutants qui déroulent un plan sans comprendre le pourquoi, c'est tuer leur passion. Sans connexion à l'impact, sans compréhension du problème, le travail perd son sens.

Résultat : Des professionnels passionnés deviennent des opérateurs désengagés. La qualité baisse. Le turnover explose. L'innovation disparaît.

Ces coûts cachés s'accumulent silencieusement. Jusqu'au jour où il est trop tard pour inverser la tendance.

Le nouveau paradigme : de la fonctionnalité à l'émotion

Sortir de cette usine, c'est un changement profond de perspective qui remet l'humain au centre.

L'émotion comme boussole

On n'achète pas un produit pour ce qu'il est. On l'achète pour l'émotion qu'il procure et le futur qu'il promet.

La valeur n'est pas dans les features. Elle est dans le ressenti. Dans le changement créé dans la vie de quelqu'un.

Prenez l'exemple de Capitaine Train (avant son rachat). Techniquement simple. Mais l'expérience était fluide. Le support répondait rapidement. Les clients se sentaient respectés.

Résultat : Une fidélité exceptionnelle.

Ce n'est pas de la philosophie douce. C'est du business dur. La fidélité, la recommandation, la rentabilité, tout vient de cette connexion émotionnelle. Les émotions créent la valeur économique.

La roadmap comme support de conversation

Dans l'ancien monde, la roadmap est un contrat. Gravée dans le marbre. Non négociable.

Dans le nouveau paradigme, c'est un prétexte à discussion. Un support pour poser les vraies questions :

  • Quel problème on résout ?
  • Pour qui ?
  • Pourquoi maintenant ?
  • Quel changement on crée ?

    La roadmap devient vivante. Elle évolue avec les apprentissages. Elle invite au questionnement plutôt qu'à l'exécution aveugle.

    Ce n'est plus une liste de livrables. C'est une hypothèse stratégique qu'on teste et ajuste en permanence.

    Le framework de l'impact

    Pour concrétiser ce changement, il faut un modèle simple et puissant : le tabouret à trois pieds. Comme un vrai tabouret, si un pied manque, tout s'effondre.

    Pied 1 : l'impact business

    L'entreprise doit être rentable. C'est la base. Sans argent, pas de salaires, pas d'investissement, pas d'innovation. Chaque euro investi doit servir un objectif économique clair.

    Ce n'est pas du capitalisme sauvage. C'est du réalisme. Vous êtes payés pour faire un job de qualité que votre société puisse vendre.

    Pied 2 : l'impact client

    Le produit résout-il vraiment un problème ? Change-t-il la vie de quelqu'un ? Génère-t-il des émotions positives ?

    C'est la raison d'être du produit. Sans impact client, pas de business durable. Les clients partent. La réputation s'effondre. La croissance s'arrête.

    Pied 3 : l'impact équipe (le pied trop souvent oublié)

    L'équipe apprend-elle ? Progresse-t-elle ? Prend-elle du plaisir ?

    Ce troisième pied est souvent négligé. Pourtant, un produit exceptionnel est toujours créé par des gens passionnés. Des gens qui s'émerveillent "comme des enfants" de découvrir et créer.

    Sans apprentissage, sans plaisir, l'équipe devient mécanique. La créativité meurt. L'innovation s'arrête. Le produit devient générique.

    Les trois pieds sont interdépendants. Un produit rentable qui frustre les clients finira abandonné. Un produit adoré qui épuise les équipes verra sa qualité s'effondrer. L'équilibre est vital.

    Rendre l'impact visible : les 4 murs

    Pour ancrer cette approche, il faut la matérialiser. Les 4 murs rendent les discussions tangibles :

    • Le mur client

      Qui a quel problème ? Quel changement on vise dans sa vie ? C'est le pourquoi fondamental.

    • Le mur produit

      Quelles solutions on propose ? Comment elles performent ? C'est la réponse au problème.

    • Le mur des problèmes

      Quels obstacles nous bloquent ? Techniques, organisationnels, politiques. Rendre les problèmes visibles, c'est le premier pas pour les résoudre.

    • Le mur de l'apprentissage

      Qu'est-ce que l'équipe a appris ? Quels standards elle se fixe ? Comment elle progresse ? C'est le miroir de sa maturité.

    Ces murs transforment l'abstrait en concret. Ils forcent les bonnes conversations. Ils rendent l'invisible visible.

    Le leadership transformateur : du chef au serviteur

    Aucune transformation n'est possible sans un changement profond du management. Le manager n'est plus celui qui contrôle. Il devient celui qui facilite.

    Le manager traducteur

    Les équipes parlent technique. La direction parle business. Le fossé est immense.

    Le manager devient interprète. Il traduit les bugs dans le backlog en risque de churn client. Il transforme la dette technique en frein à la croissance. Il convertit les frustrations terrain en opportunités stratégiques.

    Sans cette traduction, les mondes ne se comprennent pas. Les équipes restent frustrées. La direction reste aveugle. Rien ne change.

    Le manager serviteur

    "Créez-moi les conditions pour exercer mon talent."

    C'est la nouvelle demande des équipes. Elles ne veulent plus un chef qui commande. Elles veulent un leader qui débloque.

    Concrètement : Le manager identifie et supprime les obstacles. Il protège l'équipe des interruptions. Il négocie les ressources. Il défend les décisions. Il prend les coups quand ça va mal.

    Ce courage managérial est rare. Il demande d'accepter que son succès se mesure au succès de l'équipe, pas à son autorité personnelle. C'est un changement d'ego profond.

    Le manager connecteur

    Trop souvent, les développeurs ne voient jamais les clients. Absurde quand on sait que les clients sont déjà là (dans les tickets support, les retours commerciaux, les forums).

    Le manager organise la connexion. Il emmène les développeurs voir les clients. Il invite le support aux rétrospectives. Il fait témoigner les commerciaux.

    Quand un développeur voit réellement la frustration d'un utilisateur, tout change. Il ne code plus pareil. Il propose des solutions. Il refuse les demandes absurdes. Il devient acteur, pas exécutant.

    Conclusion : le moment du choix

    L'usine à fonctionnalités n'est pas une fatalité. C'est un choix. Un choix de facilité qui mène à l'insignifiance.

    Le chemin vers l'impact est exigeant. Il demande du courage :

    • Le courage de dire "non" à des fonctionnalités
    • Le courage de corriger les bugs avant d'innover
    • Le courage d'aller voir les clients sur le terrain
    • Le courage d'admettre qu'on s'est trompé
    • Le courage de changer

    Mais c'est le seul chemin viable. Les clients n'ont plus de patience pour les produits médiocres. Les talents n'ont plus envie de jobs sans sens. La concurrence n'attend pas.

    La transformation commence maintenant. Pas dans un comité stratégique. Pas dans un séminaire. Mais dans votre prochaine réunion.

    Posez cette simple question : Quel problème cherchons-nous vraiment à résoudre, et pour qui ?

    Si vous n'avez pas de réponse claire, arrêtez tout. Allez voir vos clients. Écoutez votre support. Parlez à vos commerciaux.

    Les réponses sont déjà là. Il suffit d'écouter.